Selon une idée assez couramment exprimée en milieu chrétien, l'erreur historique des juifs a consisté à ne pas reconnaître Jésus comme le Christ, alors que pourtant toutes leurs Ecritures l'avaient clairement annoncé. Que l'on se contente d'évoquer à ce propos un aveuglement, comparable à une "berlue" qui empêcherait de voir ce que l'on a sous les yeux (cf Gn 19,11) ou que l'on aille soupçonner une mauvaiseté congénitale, cette "dureté de coeur", propre à Israël que Justin mentionne à maintes reprises dans son Dialogue avec Tryphon : ce grief fait figure d'axiome, d'une pertinence incontestable – et d'ailleurs incontestée.
Par ailleurs les Chrétiens –qui à l'inverse ont confessé la messianité de Jésus- attendent pour le temps eschatologique le retour glorieux de ce Christ. Lui-même du reste l'a promis, et cette promesse imprime à l'histoire humaine une signification précise : entre les deux Avènements du Seigneur se déroule le temps de l'Eglise, laquelle a pour mission d'annoncer à toutes les nations "l'Evangile du Christ" (Rm 15,19).
Assez fréquemment aussi; il arrive que ces deux propositions se combinent. On laissera alors entendre que, lors du second Avènement, les juifs "se convertiront", reconnaissant enfin ce Messie qu'ils avaient manqué la première fois. Toutes les nations auront alors rejoint l'Eglise, dont les contours se confondront du même coup avec ceux de l'humanité, pour réaliser visiblement ce qui jusqu'alors resterait en germe : l'établissement du Royaume de Dieu.
Je voudrais proposer une évaluation critique de ce réseau axiomatique, non pour en récuser totalement la validité, mais pour en montrer les faiblesses. En regard de l'extrême complexité des données scripturaires, un tel schéma procède en effet à de violentes simplifications. Surtout, en pensant à l'à-venir sur le mode du "retour" (retour du Christ au monde, et "retour" au bercail des brebis égarées), il interdit implicitement toute démaîtrise, et donc toute pensée de l'altérité. A ce titre, il s'érige en discours de pouvoir et détermine des "berlues théologiques" d'autant plus insidieuses qu'elles passent inaperçues. Or le temps est peut être venu pour une théologie chrétienne toujours prompte à dénoncer la paille dans l'oeil des autres, de prendre conscience de la poutre qui est dans le sien (Mt 7,3).